Au cœur de la grève de la rédaction du JDD contre la nomination d’un nouveau directeur imposée par l’actionnaire, l’été dernier, la députée Sophie Taillé-Polian déposait une proposition de loi (PPL). Un texte d’urgence, qui visait notamment à conditionner le versement des aides à la presse à un droit d’agrément des rédactions vis-à-vis de leur direction.
Cette PPL transpartisane sera présentée le 4 avril par le groupe Écologiste lors de sa journée d’initiative parlementaire, annonce l’élue Génération.s à Article 34.
Pourquoi avez-vous choisi de mettre cette PPL au programme de la « niche » parlementaire du groupe Écologiste à l’Assemblée ?
Ce choix est issu d’une logique et d’une discussion collective. Les sept autres textes que nous présenterons le 4 avril concernent des sujets tout aussi essentiels : les PFAS [substances per- et polyfluoroalkylées], les institutions, les congés menstruels, le salaire des agriculteurs. Mais mon objectif est que cette « PPL JDD », on peut la surnommer ainsi, fasse partie des quatre textes qui seront discutés dans l’hémicycle.
Espérez-vous obtenir une majorité ?
Je pars du principe que c’est possible et c’est dans cet état d’esprit que je l’aborde. Le texte a réuni une centaine de signataires issus de huit groupes parlementaires sur les dix qui siègent à l’Assemblée. Je crois également que cette mesure d’urgence n’empêche en rien l’adoption d’autres mesures. Elle est très pratico-pratique et permet d’éviter que ce qui s’est passé au JDD l’été dernier ne se reproduise. Si demain, on a à nouveau une « OPA malveillante » sur un titre de presse, ce dispositif est prêt, immédiatement opérationnel. C’est une mesure « sac de sable », mais elle ne résout pas le problème global de la concentration dans les médias. Elle n’éteint pas le débat sur la liberté, l’indépendance, le pluralisme et l’honnêteté journalistique. J’appelle de mes vœux une loi de plus grande ampleur, mais qui ne peut pas être d’initiative parlementaire.
Quelles aides à la presse seraient conditionnées à ce droit d’agrément ?
Dans la proposition de loi, les plus grosses aides à la presse seront concernées, dont les diverses aides directes à la presse qui représentent 223 millions d’euros chaque année et les aides indirectes comme la TVA à taux super-réduit qui représentent 165 millions d’euros supplémentaires. Nous votons ces aides tous les ans, on peut très bien les conditionner. J’avais déjà essayé de faire passer cette idée au moment du vote sur le budget 2024. Et mes collègues cosignataires de la PPL avaient signé en octobre mes amendements budgétaires en ce sens. Mais avec le recours au 49-3, cette année, nous n’avons eu ni vote, ni débat.
Attendez-vous des résistances à l’Assemblée, et si oui, lesquelles ?
Dans le contexte actuel de fragilisation de la démocratie, essayer d’en conforter les piliers que sont la liberté et l’indépendance de la presse, cela me paraît porteur. Chacun prendra ses responsabilités. Mais oui, il y aura des oppositions. De la part de ceux qui estiment que la concentration n’est pas un problème. De membres des groupes Les Républicains et du Rassemblement national, dont aucun représentant n’a signé le texte. Je pense néanmoins qu’une majorité est possible. Je crains plutôt des arguments d’évitement, de type : « Attendons les États généraux de l’information*, on verra plus tard… ».
Vous, qu’attendez-vous de ces États généraux qui s’achèveront fin juin ?
C’est une initiative du président de la République, une promesse de campagne réaffirmée en juillet 2023. Mais ces États généraux n’ont même pas été cités par le Premier ministre dans son discours de politique générale. Quant à la ministre de la Culture, Rachida Dati [LR], elle parle du service public de l’audiovisuel. Mais pas d’une loi pour réviser les seuils de concentration et donner davantage de pouvoir aux journalistes, individuellement, collectivement, ou pour garantir le pluralisme… Le dossier ne semble pas sur le bureau du gouvernement, donc il faut le pousser.
Aviez-vous rencontré des difficultés, lors de la rédaction de cette proposition de loi, à rallier les différents partis ?
Non, pas du tout. Nous avons géré dans l’urgence, pour être au rendez-vous du moment et de la grève au JDD… Nous avons assez rapidement réuni des représentants de chacun des groupes qu’on voulait associer. Je n’avais pas souhaité proposer aux LR de signer, vu leurs déclarations sur cette grève. Mais un des députés signataires côté MoDem, Bruno Millienne, les a sollicités et ils n’ont pas répondu. Par la suite, au cours de l’été, on a reçu de nombreuses signatures supplémentaires. Cela prouve à mes yeux que le sujet est porteur : les députés des groupes de « l’arc républicain » ont envie de s’en emparer.
Comment expliquez-vous le manque de soutien à droite et à l’extrême droite ?
Les élus du Rassemblement National ont bien compris que Vincent Bolloré travaillait pour leurs idées. C’est aussi une question de définition de la liberté ! Eux considèrent que c’est la loi du plus fort. Nous considérons que c’est l’égalité et le respect mutuel, ce qui suppose l’intervention de la puissance publique. Quant aux Républicains, je pense qu’il y a parmi leurs membres des proximités ou des amitiés avec Vincent Bolloré, très anciennes, très ancrées. Et, de plus en plus, une dérive de certains qui ne ressemblent plus trop à leur marque, qui sont sur le toboggan des idées de l’extrême droite. Eux, quand ils lisent le nouveau JDD, ils trouvent que c’est bien.
La députée Renaissance Violette Spillebout, signataire de cette PPL et qui avait soutenu les grévistes du JDD, a accordé une interview au nouveau JDD. Faut-il, comme elle le dit, « parler à tout le monde » ?
Je n’ai pas envie de commenter. Chacun est libre de faire comme il l’entend. Ma position est la suivante : je m’exprime dans des médias où je considère que la déontologie sera respectée – et ma parole aussi. Celle-ci peut bien sûr être critiquée, mise en doute, interrogée, contredite… Mais pour l’instant, nos craintes par rapport au JDD se sont révélées absolument fondées, exactes et vérifiées. Donc, je n’irai pas m’exprimer dans ses colonnes parce que je ne suis pas sûre que mes propos seront traités avec honnêteté journalistique. Je ne vais pas non plus sur les plateaux de CNews, car je n’y serais pas une invitée mais un punching-ball.
Le Conseil d’État a donné six mois à l’Arcom pour se prononcer sur le respect de ses obligations par la chaîne CNews. L’ONG Reporters sans frontières (RSF), à l’initiative de cette saisine, a salué une « victoire». Et vous ?
C’est une décision très importante, attendue par toutes les personnes investies dans la question du respect du pluralisme. CNews argue que le temps de parole des hommes et femmes politiques ayant un mandat au moment où ils s’expriment est décompté. Avec cette décision, le Conseil d’État élargit cette notion. Il estime que le calcul du temps de parole doit aussi s’étendre aux chroniqueurs ou aux intervenants. Maintenant, on va voir que de pluralisme, il n’y a point. Tout cela va pouvoir être objectivé.
Sur CNews, 13 % seulement des programmes sont consacrés à l’information. La majorité, ce sont des débats avec des éditorialistes, des chroniqueurs qui se positionnent… Si tout cela n’est pas pris en compte, l’esprit de la loi est complètement biaisé. Et c’est attentatoire aux obligations de pluralisme interne qui sont attendues d’une chaîne sur le canal TNT, qui, je le rappelle, est un bien public. Selon sa qualification juridique, c’est même un « service d’intérêt général », tel que l’Arcom l’a écrit dans sa décision pour convertir en France la dernière directive européenne. CNews ne pourra donc pas déposer un nouveau dossier de candidature à l’Arcom en disant : « On va continuer ce qu’on fait. »
Depuis cette décision, Christophe Deloire, le secrétaire général de RSF, est l’objet d’un lynchage en règle dans les médias du groupe Bolloré – relayé par certains ministres -, au nom de la « liberté d’expression ». Comment analysez-vous cette inversion des valeurs ?
Cette inversion des valeurs est malheureusement dans l’air du temps, l’extrême droite se victimise. La liberté d’expression, c’est d’abord le respect des personnes que l’on invite et l’on ne peut que constater que ce principe de base n’existe pas sur les plateaux des polémiqueurs d’extrême droite.
Vous êtes à l’origine d’une pétition contre le renouvellement de l’agrément accordé à C8 et à CNews, alors que l’Arcom doit trancher sur l’attribution des fréquences gratuites de la TNT en 2025. Quel est votre objectif ?
Cette procédure de renouvellement des 15 canaux de la TNT a débuté l’été dernier. La phase de consultation publique a formellement eu lieu, avec quelques contributions d’acteurs et actrices du monde de la télévision, mais seulement d’un tout petit nombre de citoyens. Je considère que nous avons « raté » cette étape. C’était le bon moment pour agir, car fin février, l’Arcom va procéder à l’appel à candidatures. Ensuite, ses membres procéderont à des auditions publiques des éditeurs, avant de délibérer afin de choisir les 15 lauréats. Avec cette pétition, que j’ai rédigée avec Latifa Oulkhouir, ancienne du Bondy Blog et créatrice de l’ONG Le Mouvement, nous avons voulu proposer une voie d’expression aux citoyennes et citoyens qui s’indignent tous les jours, quand ils allument ces canaux TNT ou voient des extraits sur les réseaux sociaux. De nombreuses personnes – je le fais souvent d’ailleurs – saisissent l’Arcom pour telle ou telle séquence. Cette pétition permet d’exprimer une indignation de façon globale et pas au coup par coup. C’est une manière d’inviter chacun à se saisir de ce sujet. Notre pétition a déjà réuni plus de 30.000 signatures.
Comment réagissez-vous quand CNews présente l’IVG comme « la première cause de mortalité dans le monde » devant « le cancer et le tabac » ?
CNews est une chaîne d’opinion, elle n’a pas sa place sur la TNT, ce nouvel épisode le démontre encore, s’il en était besoin. Alors que le Parlement travaille à inscrire le droit à l’IVG dans la Constitution, le contraste est saisissant et devrait achever de convaincre que cette chaîne nuit gravement à la démocratie.
Quels autres chantiers législatifs urgents faut-il ouvrir afin de garantir l’indépendance de la presse et de lutter contre la concentration ?
D’abord sauver le service public de l’audiovisuel. Nous allons avoir ce débat, même si cela semble mal emmanché avec les prises de position de Rachida Dati sur la « BBC à la française »… Si on a un budget de 7 milliards d’euros par an, je suis pour, pas de problème ! Mais pour l’instant, il n’est que de 4 milliards. Alors, chiche, Madame Dati, mettez 3 milliards d’euros sur la table et on en reparle ! Et puis mettez aussi sur la table un financement sécurisé, qui garantisse l’indépendance… Pour l’instant, ce que le gouvernement a fait, c’est retirer ce financement, en supprimant la redevance. Par ailleurs, je ne suis pas très favorable à une fusion : à chaque fois, derrière, on cherche à réduire les coûts. Par exemple, le travail commun entre Radio France et France TV, sur France Bleu et France 3 Régions, entraîne une réduction du nombre des rédactions. Le pluralisme, ce n’est pas que l’expression des Écologistes versus celle des Républicains… C’est aussi maintenir des rédactions en nombre, pour offrir des lignes éditoriales différentes. Le deuxième chantier est celui de la concentration, avec la refonte de la loi de 1986, qui me semble indispensable.
Le troisième, c’est celui du financement des médias ?
Oui, leur modèle économique et leur modèle social. On dit qu’il faut du pluralisme, mais qui est en mesure d’aligner les centaines de millions d’euros nécessaires, annuellement, pour faire une chaîne de télé sur les canaux TNT ? Ce sont des grands groupes et on voit ce que cela donne… Certains sont « cleans », mettent l’argent et n’interviennent pas sur l’éditorial. La remise en cause de l’indépendance, c’est un risque mais ce n’est pas automatique ! Les autres sources de financement, ce sont de grands bailleurs de fonds ou la publicité. L’enjeu est de savoir s’il y a des alternatives. L’économiste Julia Cagé avait ainsi réfléchi à des options de financement participatifs qui peuvent fonctionner mais pour de petits médias. D’autre part, il y a la question du modèle social, pour les pigistes par exemple. La précarité des journalistes, c’est aussi une affaire d’indépendance. Il faut avoir les moyens de subsister sans qu’on puisse vous faire du chantage à la pige, pour glisser tel ou tel éloge à un élu ou à une marque, que ce soit dans la presse locale ou nationale…
Nos voisins européens ont-ils des solutions dont on pourrait s’inspirer ?
Je ne crois pas. La concentration est un phénomène mondial. Il y a un problème global de répartition des richesses et peu de gens peuvent se « payer » des médias. Au cours d’une audition avec des sondeurs, notamment Kantar et Jean-Daniel Levy, je leur ai demandé si, selon eux, les citoyens étaient prêts à payer pour avoir accès à une information de qualité. La réponse est non. Donc nous avons un problème. Plusieurs pistes existent, notamment une répartition plus transparente des droits voisins [permettant une rémunération des journaux et magazines par les GAFAM qui utilisent leurs contenus journalistiques]. Je connais l’argument principal qu’on va m’opposer pendant le débat sur ma proposition de loi : si on met trop de contraintes, il n’y aura plus d’investisseurs, donc cela nuira à la presse. C’est faux, car de tels dispositifs sont déjà présents dans plusieurs journaux qui continuent à exister… Mais que se passera-t-il si, demain, les trois ou quatre milliardaires qui investissent dans la presse décident de placer leur argent ailleurs ? Il faut une réflexion approfondie pour trouver des moyens alternatifs d’assurer le financement d’une presse libre, indépendante et de qualité, qui est une garantie pour la démocratie.
Il y a quelques mois, Ariane Lavrilleux, du média Disclose, a subi une garde à vue et son domicile a été perquisitionné, accusée d’avoir divulgué des secrets de défense nationale. Des journalistes de Libération ont aussi été entendus par la police dans le cadre d’une autre enquête. Assiste-t-on à un recul de la liberté de la presse ?
Indéniablement, oui. D’ailleurs, la place de la France recule dans les classements internationaux. Ce qui est arrivé à Ariane Lavrilleux est grave, car au-delà du traitement indigne qui lui a été réservé, c’est le message aux éventuels lanceurs d’alertes qu’il faut entendre : si vous parlez, vous ne serez pas protégés. C’est un appel au silence. Or, on le sait, la protection des lanceurs d’alerte est une nécessité démocratique.
Faut-il changer la loi pour garantir la protection des sources ?
Les évolutions récentes ne sont pas allées dans le bon sens, effectivement. Il faut revenir dessus, mieux protéger les lanceurs d’alerte, et aussi revenir sur les dispositions prises lors de la loi sur le secret des affaires. Il y a du pain sur la planche législative pour mieux garantir la liberté de la presse.
Propos recueillis par Article 34